Va-t-elle acheter ce tissu ?
Dans les tableaux de Pietro Longhi, les visages sont figés, hésitent entre le sérieux inexpressif et un demi-sourire. C’est ce qu’on croit voir en s’approchant de la toile. Pourtant la vie est là, comme dans les pièces de son ami Goldoni, assez ternes à la lecture, et que les planches du théâtre animent d’une fraîcheur palpable à travers des problèmes d’argent mêlant maîtres et domestiques.
La toile s’intitule II Sarto. Le tailleur. Dans cet intérieur bourgeois confiné – boiseries sombres tapissant les murs, miroir aux volutes prétentieuses dominant la cheminée – le tailleur propose à une jeune femme assise à ses côtés une riche étoffe bleu pétrole constellée de motifs brique et argent. La main droite de la femme s’approche du tissu pour en tâter la qualité. Elle hausse les sourcils, paraît séduite. Son regard se perd dans le vague, comme si elle songeait moins à la confection d’une robe qu’à une nouvelle image d’elle-même – la coquetterie comme moyen de changer la couleur des jours, de se reconnaître dans un autre personnage mystérieusement conforme et transformé. Près d’elle, le tailleur regarde dans un autre vide, celui de l’intérêt bien sûr, et celui du mépris. Il a ce sourire à la fois modeste et fat du commerçant certain de la qualité de son produit – peut-être même est-ce trop beau pour cette cliente frivole et assez ignorante – mais préparant au coin de ses lèvres l’acceptation d’un refus qu’il faudrait avaliser sans amertume apparente. Il est dans ces quelques secondes de l’hésitation finale, où trop d’empressement pourrait tout compromettre.
Scène de genre. Mais l’humour, l’énergie du tableau naissent avec les deux personnages de l’arrière-plan. Juste derrière le commerçant et la jeune femme se tient une servante, debout, un plateau à la main. Une de ces vieilles servantes qui n’hésitent pas à révéler le fond de leur pensée dans les tête-à-tête avec leur maîtresse. Ici, elle s’en tient à un silence sans équivoque. Son regard auquel on pourrait presque ajouter un balancement de tête réprobateur est destiné à un troisième vide, celui de la situation financière de la famille :
— Et dire que Madame est prête à se lancer dans des folies alors que j’ai eu du mal à lui soutirer assez d’argent pour le repas de ce soir !
Le quatrième acteur est plus muet encore C’est un portrait accroché sur le mur lambrissé. De toute sa hauteur passée, il doit subir l’outrage de la décadence, la longueur de sa perruque n’y fera rien. Au pied de la jeune femme, une petite fille joue avec un caniche de salon. Elle semble elle-même une sorte de caniche enfantin, conçu pour égayer le décor avant de devenir un être humain.
Terrible scène, et si légère. Aucun des regards ne se croise. Mais la vie est là, dans cette façon qu’a Pietro Longhi de rassembler tant de regards étrangers, acteurs d’une comédie qui se révèle toute dans un instant infime, suspendu : – Va-t-elle acheter ce tissu ?